Julie Mehretu dans le Top 100 mondial

[27/02/2024]

À 52 ans, l’artiste d’origine éthiopienne se hisse parmi les 100 premières signatures du marché mondial en 2023

 

Enfant douée en dessin, Julie MEHRETU commence à se rêver artiste au Kalamazoo College, une petite école d’arts du Midwest américain. Le Michigan est la terre d’accueil ce cette artiste en herbe née à Addis-Abeba, en Ethiopie. Lorsqu’elle atteint la vingtaine, une série de peintures – des portraits figuratifs – lui permet d’obtenir son diplôme à Ann Arbor. Puis elle se cherche, voyage un peu et pose finalement ses bagages à New York. Les toiles abstraites qu’elle peint à l’époque sont encore immatures et désordonnées. Elles ne lui conviennent pas. Face à ce constat, elle décide de reprendre des études et obtient une bourse à la Rhode Island School of Design où, à force de dessiner de façon compulsive des milliers de signes pour ériger sa pratique en processus, ses œuvres commencent à ressembler à des cartes ou à des vues aériennes de villes. La jeune femme est en train de trouver sa voie, celle d’une peinture abstraite au contenu narratif, reflétant son intérêt pour la géographie, l’architecture, l’histoire et la vie urbaine. Une fois diplômée de la Rhode Island School of Design, elle est sélectionnée pour le programme CORE au Musée des Beaux-Arts de Houston, une résidence lui fournissant un studio, une allocation et une exposition au musée. Ses œuvres se campent alors dans de grands formats et sa technique évolue vers un processus de superposition d’images. Nous sommes en 1999 lorsqu’elle achève cette résidence à Houston et les premiers succès new-yorkais ne vont pas tarder à arriver.

Portrait de Julie Mehretu. Painter: Divergent Lines, Emergent Spaces  8 avril 2014. Columbia GSAPP

Les temps forts de sa carrière

En 2000, Julie Mehretu fête ses 30 ans et participe à plusieurs expositions collectives à New York dont “Greater New York” au P.S.1. Parmi les visiteurs de l’exposition se trouve Jay Jopling, titan du monde de l’art, fondateur de la puissante galerie White Cube de Londres. Jopling remarque ce travail qu’il défendra par la suite sur la scène londonienne (le marchand vient d’ailleurs de lui dédier une exposition personnelle à la White Cube cet automne : 15 septembre- 5 novembre 2023). Mais pour mettre véritablement en valeur l’œuvre déjà singulière de Mehretu, il lui faut une exposition personnelle : celle-ci arrive en 2001 dans une galerie prospective de Harlem tenue par Christian Haye. Une sélection drastique des toiles exposées – seuls quatre tableaux sont retenus – crée la rareté et l’envie : il n’en reste plus une seule à vendre lors de l’ouverture officielle de l’exposition. Les toiles auraient été achetées par des initiés du monde de l’art new-yorkais pour des montants compris entre quinze mille et soixante mille dollars pièce. Ce succès commercial est si rapide que ni C. Haye, ni Mehretu n’ont le temps de l’anticiper ou d’en douter.

Puis les évènements s’enchaînent : des œuvres sont présentées lors de l’exposition Ethiopian Passages du National Museum of African Art de Washington en 2003, d’autres à l’exposition Africa Remix au Centre Pompidou de Paris en 2005, année bénie où elle est lauréate du prestigieux Prix MacArthur qui lui assure une bourse de 500 000 dollars sur cinq ans pour développer ses activités.

En 2006, Julie Mehretu croule sous les projets d’envergure : préparation d’une grande exposition au Detroit Institute of Arts, commande de la branche berlinoise de la Fondation Guggenheim pour réaliser de nouvelles peintures dans le cadre d’une exposition personnelle en 2008, résidence de six mois à l’American Academy de Berlin après l’obtention du prix de Berlin. C’est à ce moment qu’arrive un projet majeur qui débouchera sur son œuvre la plus ambitieuse : une fresque murale de 24 mètres de long commandée par la banque d’affaires Goldman Sachs pour le hall d’entrée de son nouvel immeuble (2007-2009). Cette œuvre monumentale, qui propose une histoire visuelle du capitalisme en termes abstraits, a un coût de cinq millions de dollars pour Goldman Sachs, dont environ quatre-vingts pour cent consacrés aux coûts de fabrication au cours des deux années qu’elle a passé, aidée d’une trentaine d’assistants, à travailler sur le projet.

Mehretu : évolution du produit des ventes aux enchères (en millions). Record en 2023 (copyright Artprice.com)

Son ascension s’accélère ensuite notamment avec une exposition personnelle au Guggenheim Museum (2010), des expositions à Londres, Paris et New York auprès des fameuses galeries White Cube et Goodman et des dizaines d’autres événements. L’artiste n’abandonne pas les projets d’envergure pour autant. En 2017, elle achève un travail titanesque de 14 mois, aboutissant sur deux immenses peintures destinées au hall du Musée d’art moderne de San Francisco (SFMOMA). L’ensemble du diptyque, mesurant huit mètres de haut et s’étendant sur près de vingt mètres de large, est plus grand que Le Jugement dernier de Michel-Ange. Plus récemment, entre 2019 et 2021, d’autres évènements institutionnels ont fini d’ancrer l’artiste comme une signature incontournable de notre époque, notamment sa participation à la 58ème Biennale de Venise et une rétrospective itinérante au Los Angeles County Museum of Art, au High Museum d’Atlanta au Whitney Museum of American Art de New York et au Walker Museum of Art, Minneapolis.

Une abstraction en prise avec les problématiques actuelles

Des fragments d’images, tantôt reconnaissables tantôt abstraits, se superposent dans un vortex visuel dynamique et s’expansent sur des formats monumentaux : en mettant l’architecture en mouvement, Julie Mehretu invente une nouvelle forme d’abstraction à mille lieux des ordonnancements rigides d’un Mondrian qui fut, en son temps, passionné par l’architecture et les circulations urbaines. Certains critiques décèlent, dans l’énergie et le mouvement permanent des œuvres de Mehretu, une connivence avec les futuristes du début du 20e siècle. D’autres en appellent aux figures inventées par le père de l’abstraction, Kandinsky. Si beaucoup s’accordent sur la filiation de ce travail avec les grandes avants-garde picturales, Mehretu les rénove en profondeur, poussant l’art abstrait dans une nouvelle direction en l’ouvrant aux contenus sociaux, politiques et économiques du 21e siècle.

Les peintures de Mehretu ont en effet un ADN multiple. Sous les lignes, dont l’artiste dit qu’elles “se comportent, combattent, migrent et civilisent”, les couches de sens sont aussi nombreuses que les sources qui les sous-tendent. Mehretu construit en effet ses œuvres en projetant des photographies, des plans, des images réalisées avec des outils de cartographie informatique ou de conception graphique. Elle accumule et agrège des sources d’informations et de connaissances, sources qui l’intéressent conceptuellement, politiquement ou simplement visuellement. Ce sont des images d’émeutes raciales, de manifestations, de relevés topographiques, d’incendies de forêt, des flux de données, etc. Des images en lien avec la circulation des personnes et des capitaux, la propagation des infections virales et les soulèvements politiques. Agrégées, rejouées, éclatées, effacées, dissipées, ces informations ne sont finalement plus lisibles que dans les mouvements, les désordres et les tensions qui hérissent l’œuvre finale.

L’une des femmes les plus cotées de notre époque

En mars 2010, Calvin Tomkins signait un article consacré à Julie Mehretu pour The New Yorker intitulé “Big Art, Big Money”, alors que l’artiste venait d’achever son œuvre monumentale pour Goldman Sachs. À l’époque, quatre de ses oeuvres avaient déjà fait sensation aux enchères en s’arrachant pour des montants à six chiffres mais Calvin Tomkins semble avoir pressenti l’évolution à venir des prix de l’artiste car, huit mois après la publication de son article, deux oeuvres flambaient au-delà du million de dollars, la plus grande dépassant les 2,3m$ le 9 novembre 2010 chez Sotheby’s (The Seven Acts of Mercy 2004, 284 x 630 cm). Une dizaine d’années après cette publication Mehretu a passé bien d’autres paliers, intégré les plus grandes collections muséales comme les plus importantes collections privées, dont celles du français François Pinault ou des américains Eli et Edythe Broad et sa cote n’a cessé de s’accroître à mesure que sa notoriété se confirmait. Si bien qu’en octobre 2023, l’une de ses œuvres décrochait 9,32 millions de dollars lors d’une vente de Sotheby’s à Hong Kong, signant au passage un record pour un artiste d’origine africaine. Ce grand diptyque sans titre (Untitled, 2011, 183 x 487 cm) avait déjà fait l’objet d’une vente aux enchères en 2015 chez Christie’s New York, où elle atteignait 2,85 millions de dollars. En huit ans, son prix a ainsi augmenté de 227%, ce qui donne la mesure de la revalorisation de ses toiles les plus importantes. Le mois suivant, Julie Mehretu allait encore plus haut, dépassant cette fois le seuil des 10 millions de dollars pour un dessin de près de quatre mètres vendu par Sotheby’s (Walkers With the Dawn and Morning, 10,7m$, le 15 novembre 2023).

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Distribution géographique du produit des ventes aux enchères de Mehretu en 2023 (copyright Artprice.com)

En cumulant plus de 21 millions de dollars d’œuvres vendues aux enchères au cours de l’année 2023, Julie Mehretu a réalisé une performance exceptionnelle qui lui permet de se classer parmi les 100 artistes mondiaux les plus performants du marché de l’art mondial. Derrière cet élan, le signe peut-être que bien des collectionneurs nourrissent un vif appétit pour une forme de peinture exclusive et exigeante.

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Article publié dans notre magazine partenaire Gestion de Fortunes